Le troll J.D. condamné à indemniser Florence Hainaut et la RTBF
Le tribunal de 1e instance de Bruxelles[i] vient de condamner J.D., alias RogerTheShame ou TonPèreLaTurlutte, au paiement de dommages et intérêts à la journaliste Florence Hainaut ainsi qu’ à la RTBF. Au terme d’une procédure basée sur les règles de la responsabilité civile, le tribunal a constaté une faute dans le chef du troll et un dommage certain dans le chef de la journaliste et du média.
Le contexte
Le Tribunal va s’atteler d’abord à reprendre des éléments de contexte dans lesquels les faits reprochés se sont produits : Florence Hainaut est journaliste professionnelle. Elle a collaboré à diverses émissions de la RTBF, dont ‘Les décodeurs’ et ‘On n’est pas des pigeons’. Elle a co-réalisé un documentaire (#SalePute) consacré au cyberharcèlement, qui dénonce la violence particulière dont les femmes sont victimes sur Internet et a publié un ouvrage intitulé « Cyberharcelée : 10 étapes pour comprendre et lutter ».
Elle expose avoir été victime d’une situation de cyberharcèlement notamment au travers de messages postés sur le réseau X, par divers comptes sous pseudo. Elle explique que cette situation l’a contrainte à éviter d’apparaître sous son nom pour des missions professionnelles, afin de ne pas susciter de nouvelles réactions qui découragent également les médias de faire appel à ses services, ce qui porte atteinte à sa possibilité d’exercer son métier et de gagner sa vie.
La RTBF indique faire l’objet de messages récurrents de J.D., qui la décrit comme un repaire de « féministes wokes », et qui appellent à son « désubventionnement ».
J.D. est titulaire de plusieurs comptes ouverts sous pseudonymes. Il se présente comme un « journaliste-citoyen » avec la vocation d’un « lanceur d’alerte ». Il indique agit sur « X » en qualité de « troll du net ».
Les pièces déposées par Florence Hainaut et la RTBF sont notamment composées de posts de J.D. et de 380 pages reprenant des échanges tenus entre les membres de deux groupes fermés ‘La Jupiler Ligue du Lol’ (5 membres dont J.D.) et ‘la Bande des salopards’ (4 membres dont J.D.). C’est un des membres de ces groupes qui a remis ces documents à un huissier de Justice en lui exposant que « ces deux groupes avaient pour objectif de nuire à deux journalistes » (NDLR : soit Florence Hainaut et Myriam Leroy).
L’action
Intentée sur base des principes de la responsabilité civile (art. 1382 code civil ancien), la journaliste et le média sollicitent l’indemnisation de leur préjudice. Le Tribunal va donc s’atteler à examiner si le comportement de J.D. est constitutif d’une faute, en lien causal avec le dommage exposé : « Il s’agit en réalité d’examiner si les limites de la liberté d’expression ont été dépassées ».
J.D. reconnaît être titulaire de plusieurs comptes sur « X » : celui ouvert en son nom, et « RogerTheShame ». Pour les autres comptes (‘Roger-La-Honte’, ‘Nick Omok’, ‘Cuckbuster’, ‘Jérôme D (The real one)’, ‘Jérôme’, ‘TonPèreLaTurlutte’), le Tribunal souligne que J.D. s’abstient de préciser s’il en est ou non titulaire, ce qui, relève le Tribunal « est en contradiction avec son obligation de collaborer de manière loyale à l’administration de la preuve dans le cadre d’une procédure en justice ». Après examen des éléments factuels réunis par les demandeurs, le tribunal conclut que le lien qui unit J.D. à ces différents comptes est démontré.
Le tribunal précise ensuite que Florence Hainaut « est une personnalité publique, de sorte qu’une tolérance plus importante à la critique, même infondée ou formulée de manière inadéquate, en compris heurtante et choquante, est de mise dans le cadre de débats d’intérêt public ». Le tribunal relève que « la particularité présentée par le présent dossier est qu’une stratégie de dénigrement a été mise au point de manière collective, avec systématisme, et ensuite exécutée collectivement, dans l’objectif de nuire à madame Hainaut (…) » et que « Les publications litigieuses effectuées par J.D. prennent place dans ce contexte spécifique ». Le tribunal relève que J.D. exprime sa satisfaction lorsque les activités de la journaliste sont en difficulté ou lorsque d’autres femmes, personnalités publiques dont il ne partage pas les opinions, ont décidé de quitter le réseau social « X ». Il affirme pour sa défense que Florence Hainaut serait à l’origine de son licenciement (J.D. a été licencié par son employeur), mais le tribunal relève qu’il n’apporte « aucun début de preuve à ce sujet ». Le tribunal montre ensuite comment J.D., a organisé, avec un ou des membres du groupe ‘Jupiler Ligue du Lol’, une riposte par laquelle il se présente comme la victime réelle de l’ensemble de la situation, ce que le Tribunal désigne comme le « procédé de l’inversion accusatoire », projet qu’il concrétise par la publication dans « Causeur » d’un article rédigé par un membre du groupe, avec interview de J.D. ; il y décline les motifs pour lesquels il serait en réalité la victime de Fl. Hainaut et M. Leroy.
Le Tribunal relève que cette ligne de défense a été orchestrée et exécutée par les membres de la ‘Jupiler Ligue du Lol’ « dont l’objectif était de nuire aux deux journalistes » et que J.D. « ne dépose aucune pièce objectivant (preuve ou début de preuve) son affirmation ».
« Rien de cela n’est anodin »
Le tribunal examine ensuite l’appel que le compte TonPèreLaTurlutte lance en octobre 2022 pour inciter à déposer plainte au CSA contre la journaliste, suite à son intervention dans l’émission ‘On n’est pas des pigeons’ : « Voici le lien via lequel chaque contribuable et téléspectateur de la RTBF peut signaler au CSA que les chroniques politiques haineuses de Florence Hainaut n’ont pas leur place dans une émission de consommation sur une télévision de service public ».
Le Tribunal relève que cet appel « a manifestement été lancé dans le but de nuire à la réputation professionnelle de Madame Hainaut ». Il note que le CDJ (NDLR : à qui le CSA a logiquement transmis les plaintes) a débouté J.D. de sa plainte. A cette occasion, le CDJ a observé que ces plaintes visaient à « faire taire la journaliste (ce qui pour le média relève de la procédure-bâillon).»
Selon le Tribunal, les publications litigieuses sont bien celles « d’un troll sur Internet » et c’est dans ce contexte que J.D. qualifie les femmes « engagées dans la vie professionnelle active de ‘journalopes’, d’’oies’, de ‘meute’, de ‘secte ».
« Rien de tout cela n’est anodin » selon le jugement. « Ni le fait que J.D. dénomme systématiquement, et de manière publique, madame Hainaut ‘Crazy Flo’ et se réfère à ‘la Bande Hainaut’. Le tribunal considère qu’il s’agit de « critique facile et réitérée, non soutenue par des arguments exposés de manière étayée (même brièvement), le tout mâtiné d’expressions grossières et condescendantes ».
Et le tribunal de conclure cependant que « les limites de la liberté d’expression ne sont pas dépassées, à une exception de taille : l’appel public au dépôt de plainte lancé le 22 octobre 2022, lequel procède manifestement de l’intention de nuire professionnellement à madame Hainaut. Ce d’autant que rien dans son intervention dans l’émission concernée ne pouvait raisonnablement mener à lancer pareil appel en vue de mettre ses qualités professionnelles en cause, et de tenter de la discréditer auprès de ses instances déontologiques et de son employeur. »
J.D. est condamné à verser à Fl. Hainaut 1500 € de dommages et intérêts vu que son « dommage moral est certain ».
Le dommage de la RTBF
Après avoir rappelé que la RTBF doit, dans le cadre de sa mission de service public, « renforcer la prise en compte de l’égalité et de la diversité dans le traitement des sujets d’actualité, poursuivre son traitement médiatique des violences faites aux femmes, assurer une représentation équilibrée des femmes et des hommes (…), le tribunal décide que « la faute commise par J.D. cause également un dommage à la RTBF, qui se voit contrainte de soutenir au-delà de ce qui est raisonnable les journalistes qui acceptent de participer loyalement aux missions qui sont les siennes ».
Le tribunal estime qu’une somme de 1000 € indemnisera adéquatement le dommage de la RTBF.
A noter que J.D. a déjà annoncé sa volonté d’interjeter appel de cette décision.
[i] Bruxelles, Civ, 74e chambre, 20 octobre 2025