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De la dépublication d’un article au statut de rédaction : zoom sur les questions d’indépendance rédactionnelle

21/05/2024

La dépublication d’un article de Moustique, consacré aux liens entre Georges-Louis Bouchez et les entreprises de paris, fait l’objet d’une auto-saisine récente du Conseil de déontologie. L’AJP revient sur ce dossier, cas d’école en matière d’indépendance rédactionnelle et de statut des rédactions. Et en profite pour rappeler le rôle du législateur en la matière.

Un article intitulé “Le MR, lobby des sociétés de paris sportifs ? Le rôle de Georges-Louis Bouchez interroge” avait été publié le 2 avril dernier sur le site de Moustique. L’article consistait pour l’essentiel au résumé d’une enquête publiée dans Humo la semaine précédente.

Georges-Louis Bouchez a appelé le journaliste dès la publication du papier. Le journaliste, auteur du papier, y a ajouté alors la version de Bouchez (ses dénégations). L’article a été dépublié quelques heures plus tard, sur consigne du rédacteur en chef de Moustique, mais sans explication pour les lecteurs.

Cette dépublication a fait grand bruit sur les réseaux sociaux : à la demande de qui l’article a-t-il été dépublié ? Pour quelles raisons ? Pourquoi le journaliste n’a-t-il pas été consulté ? En période électorale, n’y a-t-il pas lieu de redoubler de vigilance quant aux pressions des politiques ? Quid du rôle de la rédaction en chef ? De l’éditeur responsable ?

A l’AJP, nous avons souhaité connaître la position d’IPM, actionnaire et éditeur de Moustique et lui avons demandé ce qui s’était passé. Son CEO, François le Hodey, nous a répondu ceci :

Nous n’avons reçu aucune demande de Georges-Louis Bouchez pour retirer cet article.

J’assume la responsabilité en tant qu’éditeur.

Cet article est le parfait exemple de ce que notre profession ne doit pas faire.

Nous sommes avec les paris sportifs, dans un débat classique sur le plan politique relatif au secteur de la publicité.

En l’occurrence, est-il opportun d’interdire ou non la publicité sur les paris sportifs.

C’est un vrai débat de société, où chaque camp peut échanger ses idées et défendre son point de vue.

Le débat politique est le cœur de la vie démocratique, notre rôle en tant que média, est de contribuer à le faire vivre.

(…)  Là où cela déraille, c’est quand, pour éviter le débat sur les idées politiques, on s’attaque aux personnes pour chercher à les salir, en cherchant à faire croire que leur combat politique n’est pas mu par une idéologie, ou une vision de la société, mais bien par des intérêts personnels.

Il peut exister des vrais cas de corruptions, et ceux-là il faut bien entendu les dénoncer.

Mais nous ne pouvons pas accepter qu’un de nos médias, quel qu’il soit, tombe dans cette dérive largement répandue dans les réseaux sociaux, d’une forme de complotisme, voyant partout des personnalités qui trompent les autres, dans le seul but de servir leurs intérêts.(…)

Enfin, reprendre comme quasi tel quel, un article accusatoire et sensationnaliste d’un autre média, pour le publier sans aucune démarche journalistique de vérification, cela ne va pas.

Et c’est intéressant de constater qu’aucun journaliste qui s’est prêté à la critique de cette décision de retrait, n’ait imaginé qu’un groupe de presse pouvait prendre des décisions sur base de ses propres critères de l’éthique de la profession.

Cela aussi pose question, on est tout de suite dans le mode accusatoire et complotiste.

Voilà la démarche intellectuelle qui est la nôtre, et que nous aurions appliquée qu’elle que soit la couleur politique de la personne concernée, et cela est aussi très important !

Auto-saisine du CDJ

Nous venons d’apprendre que le Conseil de déontologie journalistique a décidé fin avril de s’auto-saisir de la question de la dépublication de cet article. Dans ce cas, le CDJ recueille les informations qu’il juge nécessaires (il mène une sorte d’instruction) avant de prendre son avis, qui n’est donc pas attendu avant plusieurs semaines.

Les enjeux du dossier

L’AJP attend avec beaucoup d’intérêt cet avis du CDJ. Car ce dossier est un cas d’école : un article est donc dépublié d’autorité par l’actionnaire-éditeur du média. Voilà une décision extrêmement rare et qui doit être questionnée : le journaliste et/ou la rédaction ont-ils été consultés ? Le rédacteur en chef de Moustique a-t-il eu son mot à dire ? Et si oui, qu’a-t-il fait ? Pourquoi n’y a-t-il eu aucune explication destinée au public ? Dans quelle mesure les pressions (fréquentes) de GL Bouchez, président du MR, sur les contenus journalistiques ont-elles été déterminantes ? Le dossier semble d’autant plus sensible qu’IPM a longtemps été propriétaire d’une entreprise de jeux et paris, Betfirst. Cela a-t-il joué dans la décision de dépublication ?

Ce qui nous interpelle le plus, outre l’interventionnisme de l’actionnaire et éditeur, c’est l’absence de réactions de la rédaction de Moustique. Mais qui s’explique : il n’y a dans ce magazine ni société de journalistes, ni délégation de l’AJP, ni représentation syndicale. Et au site web travaillent essentiellement des pigistes (précaires) payés à la journée. Toutes les conditions sont donc réunies pour éviter une réaction collective :  provoquer le débat, discuter ou contester la décision, procéder autrement (droit de réplique, rectificatif si nécessaire, nouvelle enquête…), respecter les prérogatives de la rédaction en chef, voire lui rappeler et renforcer son rôle le cas échéant, baliser clairement le rôle de l’actionnaire : dans la gouvernance des entreprises de médias, l’actionnaire définit la ligne rédactionnelle générale ; il confie à la rédaction en chef (avec avis de la rédaction) la politique d’information et la couverture rédactionnelle. L’éditeur n’intervient pas sur les contenus informationnels. Ceci pour garantir l’indépendance éditoriale.

Au sein de la profession, on ne le sait que trop bien : les pressions sur les journalistes sont nombreuses. Ce n’est a priori pas grave, dès lors que les médias sont organisés pour y résister. Mais lorsqu’ils ne le sont pas, on assiste à ce genre de cas d’école. Ces pressions peuvent toutefois être atténuées : à charge du législateur de doter les rédactions des médias, qui ne sont pas des entreprises comme les autres, d’un statut permettant de renforcer leur indépendance, limiter les influences – d’où qu’elles viennent – ou les possibilités d’influence et protéger les journalistes.

Une priorité dans la prochaine DPC ?

« Doter par décret les rédactions des entreprises de médias d’un statut propre, leur permettant d’assurer leur indépendance interne et externe ».

Cette phrase, qui figure dans la déclaration de politique communautaire (DPC) 2019-2024, n’a donné lieu à aucune initiative politique; une autre absence d’action, que l’on ne s’explique pas. Il faudra la reprendre dans la prochaine DPC, et peut-être la préciser. Le règlement EU sur la liberté des médias (EMFA) ne dit pas autre chose. Il est entré en vigueur.  

 

Le Conseil de direction de l’AJP

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