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Neelie Kroes : « Les auteurs doivent recevoir une rémunération appropriée »

15/04/2011

Vice-présidente de la Commission européenne, en charge de la stratégie numérique pour l’Europe, la Néerlandaise Neelie Kroes suit de près l’évolution des médias au sein de l’Union. Liberté de la presse, politiques de soutien à un secteur en crise, nouveaux canaux d’information, droits d’auteur et rôle du journaliste : la Commissaire a répondu aux questions de Journalistes. Et souligne les conditions d’un développement acceptable des médias, dans un contexte de mutations et de dérégulation.

La version courte de cette interview est publiée dans Journalistes n°125 (avril 2011).


Neelie Kroes

(Photo : Olivier Hoslet / Belga )

Que fait la Commission pour soutenir les médias ?
2008 et 2009 furent des années difficiles pour la presse écrite en Europe mais, l’année dernière, le secteur des médias a connu une reprise généralisée, avec des revenus publicitaires en augmentation et une stabilisation du nombre de magazines et de journaux. Les médias et le journalisme de qualité se trouvent au cœur de la politique culturelle européenne et de la démocratie. La Commission européenne a toujours défendu la liberté des médias, tant au sein de l’Union européenne que dans nos relations avec les pays extérieurs. Plusieurs politiques de l’UE soutiennent les médias, à l’instar de la Directive sur les services de médias audiovisuel, adoptée en 1989, qui a fait en sorte que les Etats membres ne limitent pas la réception ou la retransmission des émissions en provenance d’autres pays. Nos règles d’aides aux Etats s’assurent qu’elles soient accordées là où elles sont nécessaires.

Les problèmes qui affectent la presse écrite sont évidents pour tous : arrivée de nouveaux acteurs, qui perçoivent également de recettes publicitaires, nouveaux modèles économiques alternatifs pour la diffusion d’informations, et les consommateurs ne sont pas toujours prêts à payer. La Commission a un devoir et un réel intérêt à établir un dialogue entre les parties prenantes et les décideurs politiques pour aider la presse écrite à relever ces défis. Mais l’aide financière directe à la presse écrite est une question à laquelle chaque gouvernement répond sur la base de ses traditions et de ses priorités. La Commission ne s’oppose pas aux aides publiques tant qu’elles respectent le droit communautaire de la concurrence et ne donne pas lieu à des distorsions de concurrence disproportionnées.

Pour soutenir les médias dans cette période de transition difficile, j’ai l’intention de mettre sur pied un groupe d’experts multidisciplinaire pour relever les défis actuels et futurs du secteur, y compris celui du pluralisme en Europe. Ce groupe me conseillera sur les mesures à prendre.

Dans le même temps, la liberté de la presse n’a jamais semblé aussi fragile en Europe. Or une liberté de la presse fragile est toujours le reflet d’une démocratie fragile. Qu’en pensez-vous ?
Un média dynamique et diversifié est une pierre angulaire de la liberté d’expression. Aucune société démocratique avancée ne peut exister sans des médias de qualité qui peuvent agir comme chiens de garde de la démocratie et qui ont une voix dans une sphère publique structurée où les débats ouverts ont lieu. Mais les droits fondamentaux – y compris la liberté d’expression – ne sont quasiment jamais absolus ; ils doivent toujours être équilibrés avec d’autres intérêts, comme la vie privée ou la sécurité publique. La Commission a toujours défendu la liberté d’expression et nous continuerons à le faire, dans les limites des pouvoirs qui nous sont accordés par les traités de l’UE.

Le respect du pluralisme des médias, la protection des sources des journalistes, la liberté de critiquer les pouvoirs privés et publics, l’indépendance des médias et l’existence d’organes de régulation indépendants sont tous essentiels pour le plein exercice de la liberté d’expression. Mais n’oubliez pas que la Commission n’a pas de compétence générale pour intervenir en cas de violations des droits fondamentaux. Elle ne peut intervenir que pour s’assurer du respect de la liberté d’expression et du pluralisme des médias dans les cas très spécifiques où un lien peut être établi avec le droit communautaire. Dans tous les cas, les Etats membres de l’UE, qui sont liés par la Convention européenne des droits de l’Homme, sont responsables de ces droits fondamentaux. En cas de violation de ces droits, la Cour européenne des droits de l’Homme est compétente.


La société numérique est une autre réalité médiatique en Europe. Vous avez déclaré que l’UE devrait jouer un rôle de régulateur dans ce secteur. Idéalement, comment ?

Les médias sont en pleine transformation. Les modèles économiques établis de longue date sont sous pression et tous les médias doivent s’adapter au nouvel environnement numérique. De nouvelles sources d’informations y ont vu le jour avec l’avènement de nouveaux modes d’expression sur internet, tels que les blogs et les réseaux sociaux. Les contenus générés par les utilisateurs et les réseaux sociaux promeuvent un phénomène que certains appellent la «désintermédiation» et qui fait référence au fait que la collecte d’informations n’est plus la prérogative ou le privilège des médias traditionnels. Toutefois, ceux-ci ont un rôle important à jouer dans ce nouveau contexte. Le problème aujourd’hui n’est pas le manque d’informations mais plutôt que cela peut parfois être difficile de s’y retrouver : c’est là que les médias imprimés traditionnels ont encore un rôle important à jouer.

Les câbles diplomatiques américains révélés par Wikileaks sont un bon exemple : de grands journaux ont passé des semaines à en analyser les données. Publier ces fichiers bruts sur le web n’aurait pas suscité le même intérêt. À cet égard, la presse écrite peut continuer à jouer un rôle de (ré)intermédiation décisive fondée sur une relation de confiance avec leurs lecteurs, laquelle permet aux citoyens d’exercer leur droit à l’information de manière efficace et concrète.

Bien qu’il existe de nombreuses autres sources d’information, les professionnels des médias et du journalisme de qualité jouent un rôle clé dans l’analyse cohérente de tous les développements, petits et grands, au sein de nos sociétés de plus en plus complexes. Ils ont amené des débats aux citoyens en les rendant accessibles et intelligibles. Dans une Union européenne élargie, il est essentiel que la presse écrite et le secteur de l’édition restent un lieu privilégié pour le débat démocratique.


Dès lors, comment distinguer les blogueurs des journalistes? Est-il nécessaire de redéfinir, de façon plus large, le journaliste et son rôle ?

La situation professionnelle des journalistes a été en constante évolution au cours des deux dernières décennies. Le nombre de journalistes freelances a connu une croissance rapide. L’une des conséquences de ces changements est que la frontière entre qui est ou n’est pas journaliste peuvent parfois être floue.

L’importance croissante des blogs est évidente et son rôle social croissant indéniable. Un récent rapport de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) relève que, dans les différents pays du monde, il existe  une « grande variété de systèmes et de traditions relatives à la définition du journalisme ». Et elle souligne l’importance d’une activité professionnelle régulière, d’un engagement éthique et de son application et l’appartenance à une communauté professionnelle formelle ou informelle. Je considère que tous ces critères sont très importants car ils sont interdépendants.


Les développements numériques soulèvent également la question du droit d’auteur dont le système, selon vous, n’est pas assez équilibré pour les auteurs.  Selon vous, comment rétablir cet équilibre ?

Il est essentiel de veiller à ce que les auteurs reçoivent une rémunération appropriée pour leurs œuvres et que les industries créatives aient une chance équitable de récupérer leurs investissements. Le besoin de protection du droit d’auteur ne changera pas, mais nous devons examiner les règles du droit d’auteur à l’ère numérique. L’«Agenda numérique pour l’Europe», que nous avons adopté en mai dernier, fixe nos objectifs pour notamment simplifier la gestion des droits d’auteur et l’octroi de licences transfrontières. La Commission européenne publiera également un « Livre vert » abordant les possibilités et les défis de la distribution en ligne d’œuvres audiovisuelles et d’autres contenus créatifs.

Les évolutions technologiques et l’évolution des habitudes de consommation exercent une pression croissante sur la production de contenu et les structures traditionnelles de distribution. En tant que responsables politiques, nous devons reconnaître cette évolution. Nous ne devrions pas essayer de la combattre mais d’aider les secteurs de la création à en tirer profit.

Propos recueillis via courriel
par Laurence Dierickx

Suivre Neelie Kroes sur Twitter : http://twitter.com/#!/neeliekroese

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