Newsrooms, journalistes et internet
La locomotive médiatique chauffe aux Etats-Unis pour garantir la couverture d’une des plus excitantes campagnes présidentielles de l’histoire du pays où tous les ingrédients du polar politique semblent prévus : émotion (larmes d’Hillary), trahison (soutien de Kerry à Obama au détriment d’Edwards), sexe (McCain et sa lobbyiste Iseman) et argent (financement des groupes de pression) en plus des sondages politiques traditionnellement à côté de la plaque. Bref, un scénario idéal pour une presse américaine qui arrive à garder la tension maximale sur les enjeux présidentiels et permettre le plus large débat démocratique… après les recettes publicitaires.
La couverture d’une campagne électorale passe également par une forte présence sur les supports d’information en ligne. Comment s’organisent les rédactions ? Quel genre de ‘newsroom’ ont-elles mis en place pour couvrir la campagne ? Quel lien entre journalistes et éditorialistes ? Des réactions sur place avec quelques responsables du Miami Herald, Cleveland Plain Dealer, Salt Lake Tribune et Washington Post.
Pendant les deux mandats de Bill Clinton (1993-2001), les médias américains ont vécu un âge d’or. Il y avait beaucoup d’argents qui tournait autour de l’infotainment (information et divertissement), les célébrités, les crimes et le sport. Au début du premier mandat de George W. Bush, le journalisme américain s’est rendu compte qu’il avait cessé de couvrir le reste du monde. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les Américains découvraient qu’ils ne savaient quasiment rien sur la vie dans le Moyen Orient et que leurs dirigeants pouvaient facilement les manipuler.
« Le vrai déclic a eu lieu à mon avis lors de l’ouragan Katrina fin août 2005 qui a dévasté la Nouvelle-Orléans et la Louisiane », estime le professeur Jeffrey Dvorkin de l’Université de Georgetown à Washington. « Cette catastrophe naturelle a provoqué un choc dans l’opinion publique américaine car compte tenu du degré de corruption, d’incompétence et de manipulation autour de cette affaire, il y a eu un réveil du journalisme américain. Les journalistes se sont dit : si nos dirigeants ne savent pas gérer ça ici, imaginez comment ils gèrent les affaires dans le reste du monde. Depuis, on assiste à un véritable retour du journalisme de qualité avec une plus grande attention accordée aux contenus, les débats politiques battent tous les records d’audience et le public est demandeur dans une campagne électorale qui semble être la plus longue et la plus indécise de l’histoire récente des Etats-Unis. »
Voici quelques commentaires recueillis sur place à propos du traitement de l’information et des journalistes dans les rédactions de quatre quotidiens importants aux Etats-Unis.
Jay Ducassi, rédacteur en chef du Miami Herald : « D’un côté, les journalistes de notre newsroom sont chargés d’écrire de la manière la plus neutre et la plus objective possible. De l’autre, nous avons des éditorialistes dont le rôle est essentiellement de prendre position sur des sujets d’actualité. Les deux groupes n’entretiennent aucun contact même si nous écrivons tous dans le même journal et que nous rendons des comptes aux mêmes actionnaires. L’Editorial Board du Miami Herald n’a pas pour habitude de soutenir des candidats présidentiels pendant les primaires. Par contre, nous prenons officiellement position lors de la bataille finale pendant les élections générales, et le quotidien prend systématiquement position sur des sujets d’intérêts locaux. Mais le job de nos 300 journalistes, qu’ils travaillent dans la newsroom ou sur le terrain reste le même : garder ses opinions pour soi-même et écrire de la manière la plus neutre possible. »
www.miamiherald.com
Marc Naymik, journaliste politique au Plain Dealer : « Tout bon reporter politique au Plain Dealer doit comprendre la géographie électorale couverte par son journal. L’Ohio est un Etat qui compte grosso modo un tiers d’électeurs républicains, un tiers de démocrates et un tiers d’indépendants qui font généralement pencher la balance d’un côté ou de l’autre lors des élections présidentielles. Electoralement et journalistiquement, il faut retenir les préférences de vote dans la circonscription pour comprendre les motivations et développer des sujets d’intérêts locaux comme les effets néfastes de l’accord de libre échange (NAFTA). J’ai déjà eu l’occasion d’interviewer 27 fois l’actuel président Bush qui est naturellement loin d’être l’idiot caricatural dépeint par les médias. A chaque fois qu’on voulait lui poser une question dérangeante pendant sa campagne électorale, soit il faisait semblant de ne pas comprendre, soit il passait à autre chose (« Do you like baseball ? ») en esquivant la question sans même que vous puissiez vous rendre compte. Les candidats ont toujours accordé une grande importance au rôle joué par les médias locaux. Télévision locale, radios des communautés, sites internet et blogs locaux ont même parfois pris le dessus sur les grands médias traditionnels comme CNN ou Fox News. »
www.cleveland.com/plaindealer
Connie Coyne, journaliste médiatrice pour le Salt Lake Tribune : « Nous sommes un quotidien de taille moyenne (147.000 exemplaires) qui emploie 175 salariés. L’Etat d’Utah, à forte majorité républicaine, a créé un duopôle médiatique pour la presse quotidienne en décrétant dès 1952 que le Deseret Morning News et le Salt Lake Tribune devaient se partager le traitement de l’information écrite (presse quotidienne) à travers une structure financière commune. Alors que le Deseret appartient à l’Eglise des Saints des Derniers Jours (Mormons) avec une ligne éditoriale très conservatrice, la Tribune se positionne comme un journal conservateur modéré.Cela fait quinze ans que nous sommes présents sur l’internet avec évidemment la page principale du journal mais également une panoplie de sites connexes créant du trafic et générant l’entrée des espaces publicitaires. L’une de nos meilleures réussites est le site utahsright.com qui n’est en réalité qu’une compilation de banques de données à caractère public que nous achetons et que nous mettons à disposition du public : la liste des délinquants sexuels et des divorcés, la liste des salaires des fonctionnaires publics, etc. avec localisation via Googlemap des lieux où ces personnes sont domiciliées. C’est un site qui un succès fou avec seulement un seul journaliste et un webmaster en interne pour la gestion technique et la récolte des données. »
www.sltrib.com
James Brady, rédacteur en chef pour la version internet du Washington Post : « Le Post s’est lancé sur internet en 1996 et la particularité du journal est d’avoir deux newsrooms totalement indépendantes : une rédaction pour l’édition en ligne et une pour l’édition papier du journal qui rendent des comptes au même éditeur. Tout est différent sur les deux supports : une autre relation avec les lecteurs, un autre lectorat, des contenus différents et plus variés (radio, tv et photos), un style plus agressif et une plus forte propension à tester des nouveautés pour le washingtonpost.com. Pour fournir ce contenu en flux continu, nous avons formé 150 journalistes-reporters à la vidéo. Sur le plan financier, le Washington Post est probablement le quotidien qui génère le plus de revenus en ligne avec pas moins de 15 % alors que la moyenne dans les journaux oscille entre 5 et 7 %. L’édition papier reste donc la principale source des rentrées publicitaires même si chaque année l’édition en ligne gagne du terrain par rapport au média traditionnel. La structure du journal en ligne repose essentiellement sur quatre principes : le multimédia (notre rédaction compte également 6 vidéographes), l’interaction du lectorat (80 blogs et des groupes de discussion spécifiques), les banques de données (crimes, immobilier, restos, soldats morts en Irak, finances publiques,…) et la distribution des contenus (via GSM, Facebook, iTunes, Twitter, YouTube, 60 applications à télécharger). Le Post en ligne compte environ 100 journalistes dont une vingtaine de reporters sur le terrain. »
www.washingtonpost.com
Texte et photos : Mehmet Koksal